Voici une chronique en forme de tribune, diffusée samedi dernier lors de l’émission Longtemps je me suis couché de bonne heuresur les ondes de Radio libertaire. Ce texte fort et précis de Francis Gavelle rejoint nos préoccupations concernant les films d’animation exigeants, qu’ils soient destinés à un public adulte tel que Ville neuve de Félix Dufour-Laperriere, ou à un public plus familial comme c’est le cas de L’Extraordinaire voyage de Marona, et qui dans les deux cas semblent sacrifiés sur l’autel du marché dès lors qu’ils atteignent les salles (d’autres moins chanceux encore n’y ont eux jamais accès). Nous partageons donc, au sens le plus fort du terme, cet appel vibrant à une action claire et définie en faveur de l’animation d’art et d’essai.
Pour évoquer ce film magnifique qu’est L’extraordinaire voyage de Marona, ce récit touchant de la vie d’une petite chienne, au doux pelage noir et blanc, et de ses trois maîtres successifs, je ne reviendrai pas sur l’élégance graphique du design “personnages” de Brecht Evens, auteur-phare de la bande dessinée contemporaine ; je ne reviendrai pas non plus sur cette virtuosité visuelle inspirée, et bien loin des habituelles performances démonstratives d’un certain cinéma d’animation mainstream qui confond salle de cinéma et parc d’attractions ; de la même manière, je ne reviendrai pas sur le message humaniste sincère, dénué d’opportunisme, qui précise que “le bonheur est une petite chose, presque rien” et que, loin de constituer là une attitude de résignation, il finit par interroger le spectateur, petit ou grand, sur la tendance de sa propre espèce – l’espèce humaine – à vouloir toujours plus, dans une angoissante “course contre soi-même”, ainsi que le biologiste Konrad Lorenz nommait, en 1973, dans son essai Les huit péchés capitaux de notre civilisation, cette “incapacité manifeste des hommes modernes à rester seuls en face d’eux-mêmes, ne serait-ce qu’un moment” et à “(n’accorder) plus d’importance qu’à la réussite (…) qui permet de vaincre les autres dans une contrainte impitoyable du dépassement.” Non, je ne reviendrai pas sur tout cela, ni sur la délicate partition de Pablo Pico, dont le titre Les souvenirs, avec reprise du thème principal et citation des thèmes secondaires, peut se lire comme un résumé musical du film.
Non, mais je m’interrogerai… Je m’interrogerai sur l’échec que va subir, en salles, ce long métrage, artistiquement ambitieux, émotionnellement sensible, et bénéficiant d’une presse assez unanimement élogieuse. Est-il ainsi suffisant, à longueur de colonnes, de la presse généraliste à la presse spécialisée, de constamment s’esbaudir devant la réussite économique et créatrice de ce milieu de l’animation hexagonale, qui, en termes de volume de production (cinéma + séries TV) serait –paraît-il – passée de la 3e place mondiale à la 2e, derrière le Japon, mais devant, désormais, les Etats-Unis. En dehors des hourras cocardiers et des indicateurs statistiques de performances, chers aux financeurs publics et privés et aux forums de coproduction type “Cartoon Movie”, la belle affaire !
Ne serait-il pas davantage pertinent de s’interroger sur la difficulté, pour des œuvres plus singulières, à trouver leur place dans les salles, et, en premier lieu, auprès des exploitants – j’évoque plutôt là le secteur de l’art et essai – frileux (pas forcément sans raison, par rapport aux attentes qu’ils peuvent supposer de leur public) à les programmer sur leurs écrans : ainsi, L’extraordinaire voyage de Marona sera sorti le 8 janvier dernier sur uniquement trois salles parisiennes, dont le Studio des Ursulines (salle à la fois dédiée au cinéma d’animation et au cinéma “jeune public”), et ne connaît déjà plus à la date de cette chronique radiophonique qu’une programmation épisodique d’une séance par jour, ou d’une séance un jour sur deux, ou d’une séance un jour par semaine. Bien sûr, on peut noter que le film connaîtra sans doute une deuxième vie cinématographique, à travers les précieux dispositifs d’éducation à l’image que sont “école et cinéma”, “collège et cinéma” et “lycéens et apprentis au cinéma” ; mais, ceci posé, comment parvenir, auparavant, jusqu’aux spectateurs et s’imposer dans leurs choix de sortie ciné, quand on a déjà disparu des écrans, et qu’en amont on ne bénéficie, évidemment pas, de la force de frappe promotionnelle d’un blockbuster animé hollywoodien ?
Car, au-delà du film précité, du cinéma “jeune public” et des seuls longs métrages hexagonaux, comment ne pas se désoler – et quel que soit son propre point de vue critique sur les films – des non-rencontres “œuvre/public” ayant frappé, l’année dernière, Ville Neuve, de Félix Dufour-Laperrière, ou Buñuel après l’âge d’or, de Salvador Simó. Même un film comme J’ai perdu mon corps, avec son exceptionnel parcours en festivals (Cannes, Annecy), son achat par Netflix et sa présence parmi les cinq derniers nommés pour l’Oscar du long métrage d’animation n’a guère réussi à dépasser, d’après le site JP’s Box-Office, la barre des 157.000 entrées – certes, nombre de films d’auteur en prise de vues réelles se satisferaient de ce chiffre, mais là n’est pas le questionnement.
Ces films sont-ils donc condamnés à devenir des “films de festivals”, vus par les seuls festivaliers, comme vont très possiblement le rester Away, du Letton Gints Zilbalodis, étrange ballade contemplative en forme de jeu vidéo, primé en 2019 à Annecy, ou Bombay Rose, de l’Indienne Gitanjali Rao, mélo aux allures kitsch autour d’une impossible histoire d’amour entre une hindoue et un musulman, présenté aussi bien à Venise qu’à Toronto l’année passée ? A ce jour, en effet, sans doute échaudé par l’accueil quasi inexistant réservé aux films d’animation d’auteur préalablement sortis, aucun distributeur ne semble s’être positionné sur ces deux œuvres – à noter, Bombay Rose, tourné en prise de vues réelles, aurait sans doute déjà trouvé preneur.
Alors, comment sortir de ce cercle vicieux et éviter que ne se reproduise ce même schéma pour, par exemple, les films à venir d’Alain Ughetto (Interdit aux chiens et aux Italiens), de Simone Massi (Trois enfances) ou de Florence Miailhe (La traversée) ? Faut-il suggérer aux institutions représentatives du milieu de l’animation (SPFA, AFCA) de porter auprès des instances régulatrices du cinéma (le CNC) le projet d’un label “Animation” qui, à l’identique des labels “Art et essai”, “Jeune public” ou “Patrimoine”, inciterait les salles à s’engager, moyennant soutien en contrepartie, sur une programmation à caractère durable et équitable de ce cinéma d’animation d’auteur qui peine à exister malgré les pépites qu’ils façonnent – hier aussi, Jasmine ou Le garçon et le monde – et a besoin de nouveaux leviers réglementaires, pour croire dans un futur qui ne l’assigne pas à la pire des niches cinéphiles qui soit : le “film de festival”.
Si cette modeste chronique peut être un premier minuscule caillou posé sur la voie de cet indispensable chantier de réflexion, elle n’aura alors pas été tristement vaine.
Francis Gavelle
Chronique radiophonique du 18 janvier 2020
(Longtemps, je me suis couché de bonne heure, Radio Libertaire, 89.4 Mhz)