Berlin 2016 : des films initiatiques, une société en mutation, et la guerre en toile de fond

Posté par MpM, le 18 février 2016

lullaby de Lav Diaz

Cette année encore, le Festival de Berlin a privilégié un cinéma éclectique, majoritairement européen, conçu comme un panorama des sujets, genres et styles constituant l'instantané de la production cinématographique contemporaine. On aura ainsi vu en compétition des comédies, des films historiques, un film de science fiction... Et même un biopic.

Beaucoup de longs métrages sélectionnés privilégient le scénario et la narration, et ils le font avec un certain talent. On aurait envie de récompenser la finesse d'écriture de la moitié des films en compétition, de Quand on a 17 ans d'André Téchiné à Hedi de Mohammed Ben Attia en passant par 24 Wochen d'Anne Zohra Berrached ou The commune de Thomas Vinterberg.

En revanche, c'est plus décevant sur l'aspect purement esthétique. A l'exception des films de réalisateurs comme Yang Chao (Crosscurrent) ou Lav Diaz (A Lullaby to the sorrowful mystery, photo ci-dessus), on a vu peu de véritables propositions formelles, au profit de mises en scène très classiques, voire académiques.

Une compétition qui interroge son époque

avenirSur le fond, Berlin méritait cette année encore sa réputation de festival politique qui interroge son époque. Le fil directeur de la sélection semble ainsi avoir été le changement, qu'il s'agisse des mutations profondes de la société ou de choix de vie plus intimes.

De nombreux films semblaient ainsi poser la question du chemin à prendre, sous la forme de personnages arrivés à un tournant de leur vie (Le bien nommé L'avenir de Mia Hansen-Love), de l'Europe qui vacille (Death in Sarajevo de Danis Tanovic), de migrants qui cherchent une nouvelle patrie (Fuocoammare de Gianfranco Rosi). Même la guerre est apparue en pleine mutation, sur le point d'écrire un nouveau chapitre de notre ère (Zero days d'Alex Gibney).

Cela explique sans doute la profusion de films initiatiques présentés, à l'image du très sensible Hedi dans lequel un jeune homme apprend peu à peu à se libérer des contraintes familiales et sociales auxquelles il est soumis, ou du très inégal Boris sans Béatrice de Denis Côté où un homme d'affaires antipathique doit se débarrasser de ses défauts pour sauver sa femme de la folie. Les adolescents de Quand on a 17 ans doivent eux faire l'apprentissage d'eux-mêmes et apprendre à se départir de leur agressivité pour accepter qui ils sont, tandis que celui de Soy Nero (Rafi Pitts) est sans cesse rejeté de place en place. Il y a également dans un autre registre la femme enceinte de 24 Wochen qui est face à une décision impliquant toute sa vie : garder, ou non, son bébé atteint de trisomie et de lourds problèmes cardiaques. Dans tous les cas, il s'agit de prendre ses responsabilités, de trouver son chemin et d'affirmer son identité.

Portraits de femmes

On a aussi vu quelques beaux portraits de femmes, notamment des cinquantenaires brutalement rattrapés par l'existence dans L'avenir et The commune : abandonnées pour une autre femme, dépossédées de leur activité professionnelle, donnant l'impression d'être chassées de leur propre vie et se retrouvant encombrées par une liberté soudaine et sans objet.

Il ne fait pas bon vieillir pour les personnages féminins cette année... à l'exception peut-être du très joli personnage de mère incarnée avec légèreté et humour par la lumineuse Sandrine Kimberlain dans Quand on a 17 ans.

On ne sait pas si cela suffit pour trouver cette édition "féministe" tant les femmes aperçues dans la plupart des autres films sont des fantômes, des silhouettes, des rôles sociaux. La mère chez Jeff Nichols (Midnight special), la femme compréhensive et la maîtresse encombrante dans Genius de Michael Grandage, l'épouse fantasmée de Lettres de guerre d'Ivo M. Ferreira... Sans oublier la femme de pouvoir de Boris sans Béatrice qui sombre dans la dépression lourde parce son mari est un imbécile prétentieux et guérit lorsqu'il s'amende. Plus simpliste, on ne voit pas.

La guerre et ses déclinaisons

cartes de guerreEnfin, les conflits armés et les affres de la guerre auront été peut-être plus discrets que lors d’autres éditions, mais on les retrouve malgré tout souvent en toile de fond.

La résistance au nazisme dans l'incontournable film sur la 2e guerre mondiale (Alone in Berlin de Vincent Perez, adaptation d'un roman lui-même inspiré d'une histoire vraie), l'Afghanistan dans Soy Nero, l'Angola dans Lettres de guerre, la révolution contre l'occupation espagnole aux Philippines dans A Lullaby to the sorrowful mystery. Et bien sûr la guerre virtuelle, impalpable, avec Alex Gibney (Zero days).

Curieusement, deux thèmes eux-aussi d'actualité, le terrorisme et la crise économique, sont eux quasiment absents des films en course pour l'Ours d'or. Manque de recul pour l'un, lassitude pour l'autre ? Cette 66e édition berlinoise était quoi qu'il en soit plus ancrée sur l'humain et l'intime que sur le collectif. Peut-être justement parce que dans un monde sur le point de basculer, la sphère privée redevient la valeur refuge par excellence, lieu à la fois de réconfort et d'observation clinique des drames qui se jouent à l'échelle internationale.

Le Québec débaptise ses « César » et ses lieux publics portant le nom du cinéaste Claude Jutra

Posté par vincy, le 18 février 2016

Claude Jutra

Les prix Jutra du cinéma québécois vont changer de nom, malgré eux. Nommés ainsi lors de leur création en 1999, en hommage au cinéaste Claude Jutra, en remplacement des prix Guy L'Écuyer, la cérémonie annuelle organisée par Québec Cinéma est contrainte de trouver un nouveau nom soit d'ici la prochaine édition le 20 mars soit d'ici l'année prochaine.

Car aujourd'hui, le nom de Claude Jutra baigne dans la boue la plus nauséabonde. Mardi, les éditions du Boréal ont publié une biographie du cinéaste signée Yves Lever. Dans ce livre, qui retrace le parcours, décrypte l'oeuvre et dessine le portrait du réalisateur, l'auteur révèle que Jutra a eu des relations sexuelles avec des garçons de moins de 16 ans. Ce scandale posthume a ébranlé le Québec et ses milieux politiques et culturels. D'autant que l'une des victimes a témoigné de sa relation illégale avec le cinéaste, durant dix ans, à compter de ses 6 ans.

" J'ai été profondément bouleversé en lisant le témoignage de la présumée victime. Il faut souligner son courage d'avoir témoigné. C'est ce qui nous a poussés à changer le nom du gala" a attesté Patrick Roy, président de Québec Cinéma.

On imagine que les Oscars du Canada, les Prix Ecrans Canadiens, qui seront remis le 13 mars prochain, feront de même avec le prix spécial Claude-Jutra (qui doit être décerné à River de Jamie M. Dagg), qui récompense chaque année depuis 1993 un premier film canadien.

Il suffisait de lire ses archives pour le savoir

Le plus surprenant dans cette répugnante affaire de pédophilie est que le biographe n'a pas eu à chercher très loin. Il a eu accès à toutes les archives personnelles de Claude Jutra, données à l'Université du Québec à Montréal et à la Cinémathèque. Las, le service juridique de l'UQàM a bloqué l'accès public à certains documents jusqu'en 2040, en accord avec la Loi sur les archives, la Loi sur le droit d'auteur et la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. Hors, dans ces documents, Claude Jutra ne cachait rien et consignait tout. C'est ainsi que le scandale a pu être révélé.

Avec un témoignage qui confirme les faits, la réaction n'a pas tardé. Celle des prix Jutra est évidemment la plus frappante, mais elle n'est pas unique. Les rues et lieux publics portant le nom de Claude Jutra sont en voie d'être débaptisés. Le square Claude Jutra à Montréal, avec une sculpture en son nom, disparaîtra de la carte et la statue sera déboulonnée.

La Cinémathèque québécoise à Montréal, dont l'une des salles se nomme Claude-Jutra, a dans un premier temps réagit par la prudence:

"La Cinémathèque québécoise a pris connaissance des révélations contenues dans la biographie de Claude Jutra signée par Yves Lever et qui concernent le comportement privé du cinéaste. Nous sommes évidemment sensibles à ces affirmations, mais nous tenons à rappeler qu’à ce jour aucune accusation n’a été portée et qu’aucune présumée victime ne s’est manifestée.
La notoriété artistique de Claude Jutra est incontestable, comme son destin tragique d’ailleurs. Ni l’un ni l’autre ne sont aujourd’hui remis en question. À travers la salle Claude-Jutra, c’est la portée de son oeuvre que nous reconnaissons, le rôle qu’il a joué dans le développement du cinéma québécois.
"

Mais sur son site, on peut constater qu'elle n'existe plus sous ce nom, et apparaît désormais comme "Salle de projection principale", actant ainsi définitivement que le comportement privé du cinéaste n'est plus une information sensible à mépriser mais bien une accusation d'ordre pénal. Et un nouveau communiqué a officialisé ce choix: "La renommée d'un agresseur faisant porter sur ses victimes un poids dont il est difficile de se dégager, ceux qui contribuent à sa renommée portent collectivement une responsabilité dont ils doivent s'acquitter. Les membres du Conseil d'administration se sont consultés ce matin et ont pris la décision de retirer la dénomination de notre principale salle de projection."

Distinguer l'homme de son oeuvre

En revanche, la ministre Hélène David n'empêchera pas la diffusion ou l'enseignement de l'oeuvre cinématographique de Claude Jutra. Ce serait une erreur fondamentale, en effet. Documentariste, Claude Jutra est devenu l'une des figures emblématiques de la révolution cinématographique au Québec à partir des années 1960-1970, lorsque le cinéma de la Belle Province parcourait les grands festivals internationaux. Primé par les BAFTAS, récompensé de multiples fois, nommé aux César, l'homme, atteint d'alzheimer, se suicidera en 1986 à l'âge de 56 ans.

Parmi ses films les plus connus, Claude Jutra a réalisé Anna la bonne, A tout prendre, Au coeur de la ville, Mon oncle Antoine, Kamouraska et La Dame en couleurs. Il était réalisateur, scénariste, producteur, monteur et directeur de la photographie. Parce qu'il a été un géant dans son art, Claude Jutra était une figure consensuelle dans le secteur. Malheureusement l'icône révèle trente ans après sa mort son autre visage, monstrueux.

Interdit aux moins de 16 ans, le film belge « Black » ne sortira pas en salles le 16 mars

Posté par vincy, le 18 février 2016

Black raconte l'histoire d'une love story urbaine entre deux jeunes membres de gangs ennemis à Bruxelles. Les deux jeunes gens seront brutalement contraints de choisir entre la loyauté à leur gang et l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre. Film explosif, le film a été l'une des révélations du dernier festival de Toronto, où il a eu le prix Discovery. Pourtant le film d'Adil El Arbi et Bilall Fallah ne sortira pas en France. Il était prévu le 16 mars dans les salles. Mais le film belge a été frappé d'une interdiction aux moins de 16 ans par la commission de classification. Paname Distribution, qui pointe également des réticences de la part des salles de cinéma à programmer le film, a donc décidé d'annuler la sortie en salles.

Il sera certainement diffusé en e-cinema, comme ce fut le cas pour Made in France récemment.

Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, qu'un film belge subit une censure déguisée. Et récemment, de Made in France à Salafistes, certains sujets semblent trop "touchy" pour avoir accès à une diffusion grand public. Peur de quoi?

D'autant que Black, c'est un Roméo et Juliette de banlieue:  Mavela, 15 ans, est une Black Bronx. Elle tombe éperdument amoureuse de Marwan, membre charismatique de la bande rivale, les 1080. Les deux jeunes gens sont brutalement contraints de choisir entre la loyauté à leur gang et l'amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Shakespeare n'aurait pas fait meilleur pitch.

Tournée dans le quartier Matonge, à Bruxelles, le film a aussi été interdit aux moins de 16 ans en Belgique, mais il y a remporté un certain succès: 30e du box office 2015 (avec un nombre d'entrées proche de celui des Nouvelles aventures d'Aladin) et 4e film belge de l'année! L'AFP rapporte cependant que des incidents avaient émaillé sa première journée d'exploitation le 11 novembre. Des jeunes de moins de 16 ans avaient acheté un billet pour un autre film puis avaient pénétré dans une salle du complexe où le film était projeté. Les incidents avaient éclaté dans la salle lorsque la police était venue contrôler les tickets et s'étaient poursuivis à l'extérieur du complexe. Gasp! Rien à voir avec une guerre de gangs...

Edito: la panne américaine

Posté par redaction, le 18 février 2016

Qu'on ne se méprenne pas: le cinéma américain n'est pas mort. Mais on ne peut que constater son sur place depuis quelques années. A force de formatage, il a du mal à se renouveler. S'il n'y avait pas des cinéastes australien, mexicain, sud-coréen ou européen, on observerait un cruel sentiment de déjà vu aussi bien parmi les blockbusters qui répète les recettes de leurs prédécesseurs que parmi le cinéma dit indépendant qui a un aspect de plus en plus convenu. Cette impression de déjà vu permanente est inquiétante. A Berlin, les Coen et Jeff Nichols n'ont pas convaincu, sans doute parce que les deux ressassaient un cinéma "disparu", celui des années 1950 mélangé à du Mel Brooks pour les premiers, celui des années 1970-1980 teinté de Spielberg pour le second. A voir les deux leaders du box office de l'an dernier, Star Wars épisode VII et Jurassic World, on est davantage dans la réhabilitation du film culte (avec une touche de goût du jour), entre nostalgie et volonté de cibler plusieurs générations. Mais ce n'est en rien un gage d'innovation. Sur les 10 films en tête du box office 2015, seulement deux sont des films qui ne sont ni des suites, ni des reboots, ni des remakes, ni des spin-off. Il faut descendre à la 18e place pour trouver un film qui n'est ni d'action, ni une comédie, ni un dessin animé. Le premier film indépendant est 44e!

Certes, les recettes explosent, mais Hollywood paresse. La prise de risque est minimale. Les scénarios sont écrits avec des canevas pré-établis. L'image s'uniformise selon le standard de l'époque, ce qui singularise un The Revenant ou un Mad Max Fury Road. Et à chaque carton, on se dit que les studios vont exploiter le filon. Ainsi l'humour décalé et grivois des Gardiens de la Galaxie et l'humour noir de Deadpool vont sans doute entraîner de nombreux producteurs à mixer l'autodérision à l'action dans les prochaines adaptations de comics, comme la noirceur psychologique du Dark Knight avait poussé les décideurs à tourmenter un peu plus les superhéros qu'ils avaient dans leur catalogue.

Et ce n'est pas les succès moyens de bons films comme Spotlight, Sicario, Black Mass ou Le Pont des espions qui peut changer la donne, bien au contraire. Le divertissement pour adulte semble ne pas résister aux "tentpoles" pour adolescents. Le problème n'est pas une question de recettes ou de palmarès ou même de qualité (après tout Vice-Versa, 356M$, est excellent). Le souci provient surtout d'une lassitude. Difficile de faire le buzz, de faire monter le désir quand tout se ressemble, quand on sait ce que l'on va voir. Il faut déployer des trésors d'imagination marketing et signer de gros chèques pour la publicité afin d'être sûr que la visibilité du film sera optimale à défaut de créer une attente. De Gravity à Deadpool, c'est bien l'originalité du projet qui a conquis différentes strates de cinéphilie. Dès l'origine, c'est le traitement particulier à une banale histoire SF ou une énième adaptation de comics qui a fait la différence. Idem pour le cinéma "dit indépendant" qui ne parvient plus à se démarquer de son image "Sundance/Weinstein", autrement dit "drame social hérité de la nouvelle vague/films en costumes avec stars".

Il y a trente ans, le box office américain avait Platoon, La folle journée de Ferris Bueller, Stand by Me, La couleur de l'argent et Peggy Sue s'est mariée dans son top 20. Il n'y avait que 5 suites et aucun remake dans ce même Top 20. En trente ans, Hollywood a industrialisé son processus de création au point de lui faire perdre un peu de son âme, mais surtout de son génie. Coppola et Lucas l'ont souligné. Mais comme à chaque fois, le cycle va mécaniquement décliner et contraindre les "boss" californiens à se réinventer. Mais on n'en est loin: il est à craindre que, qualitativement, le cinéma américain, toujours le plus puissant du monde, se contente de son savoir-faire. Après tout, il reste le cinéma le plus fédérateur dans le monde. Et il n'a aucun rival à l'horizon. Pas étonnant alors que les Coen ou Jeff Nichols, Eastwood ou Damien Chazelle, Scorsese ou Charlie Kaufman fassent figure de résistants.