Michel Piccoli (1925-2020), son dernier saut dans le vide

Posté par vincy, le 18 mai 2020

Michel Piccoli est mort le 12 mai a-t-on appris ce lundi 18 mai à l'âge de 94 ans. Né le 27 décembre 1925, l'un des plus grands comédiens français s'est éteint des suites d'un accident cérébral.

Prix d'interprétation à Cannes en 1980 pour Le Saut dans le vide, Ours d'argent du meilleur acteur à la Berlinale en 1982 pour Une étrange affaire, Léopard de la meilleure interprétation masculine à Locarno en 2007 pour Les Toits de Paris et prix David di Donatello du meilleur acteur en 2012 pour Habemus papam, il a derrière lui une carrière vertigineuse au cinéma comme au théâtre. Avec aucun César dans son escarcelle, scandale perpétuel.

Il a tourné avec les plus grands: Jean Renoir, René Clair, Luis Bunuel, Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Jacques Demy, Costa-Gavras, Michel Deville, Heanri-Georges Clouzot, Alfred Hitchcock, Marco Ferreri, Claude Sautet, Claude Chabrol, Louis Malle, Marco Bellocchio, Ettore Scola, Leos Carax, Jacques Rivette, Youssef Chahine, Manoel de Oliveira, Bertrand Blier, Elia Suleiman, Raoul Ruiz, Claude Miller, Theo Angelopoulos, Nanni Moretti, Alain Resnais...

De 1945 à 2015, il a traversé tout le cinéma, avec des rôles variés, où sa justesse en faisait un artiste de la précision. Un parcours éclectique mû par la curiosité et l'amour de son art. Il était un géant du cinéma européen.

Lire notre portrait: Piccoli, Alors voilà.


C’est finalement Gilles Jacob qui en parle le mieux. L’ancien président du Festival de Cannes avait écrit un livre d’entretiens avec le comédien il y a cinq ans : «Michel, c'était l'art du comédien : la classe, l'élégance et la pudeur, la tendresse et l'extravagance, la fraîcheur de ceux qui ont gardé leur âme d'enfant. Il représentait aussi la cocasserie. L'envie de surprendre et de laisser germer ce grain de folie qui font les très très grands. C'est pour cela que les plus grands cinéastes comme Marco Ferreri, Claude Sautet et Jean-Luc Godard l'ont utilisé magnifiquement. On ne dirigeait pas Piccoli. On le filmait. C'était inutile de lui donner des explications. Le personnage qu'il interprétait le guidait, et l'imprégnation du personnage. Il accueillait l'évidence des... choses de la vie. La France est orpheline d'un fils. Il nous laisse son œuvre et notre chagrin.»


C'est entendu, Michel Piccoli est un monstre sacré. Qu’il admire le corps de Bardot, qu’il séduise Deneuve, qu’il tombe amoureux de Schneider, qu’il se gave avec Ferreol ou qu’il cabotine avec Miou-Miou, Piccoli a toujours su trouver le ton juste, précis, modulant parfaitement sa voix, maîtrisant à merveille son regard.

Le sortilège du destin

Michel Piccoli naît à Paris le 27 décembre 1925 dans une famille musicienne : une mère pianiste, issue d'une famille bourgeoise, et un père violoniste venant d'un milieu modeste. Son enfance se partage entre la capitale et la Corrèze. A 20 ans, il s'affranchit de la bourgeoisie familiale et fait ses débuts au cinéma avec une figuration dans le film de Christian Jaque, Sortilèges. Après quelques rôles de cinéma et quelques pièces de théâtre, il fait la rencontre de Luis Buñuel. "J'ai écrit, moi acteur obscur, à ce metteur en scène connu pour qu'il vienne me voir dans un spectacle. Il est venu. Nous sommes devenus amis. C'est un culot de jeune homme formidable, non ?". C'est le début d'une longue complicité : Michel Piccoli jouera dans six de ses films dont les fameux Journal d'une femme de chambre, Belle de jour et Le charme discret de la bourgeoisie.
Amoureux des livres, des idées, de cette effervescence intellectuelle de l’après guerre, Piccoli croise le tout Saint-Germain-des-Prés et connaît Boris Vian (il reprendra son Déserteur dans un disque hommage à Reggiani), Jean-Paul Sartre et Juliette Gréco qui sera sa compagne pendant onze ans.

Séducteur ou gouailleur, grossier ou élégant, mystérieux ou rêveur, Piccoli a traversé l’histoire du cinéma. Il tourne beaucoup, dès les années 1950. On le croise ainsi dans French cancan, Les grandes manœuvres, Marie-Antoinette… Des seconds-rôles qui aboutiront à celui qui déclenchera tout, dans Le doulos, avec Belmondo, de Jean-Pierre Melville en 1962. Le chapeau lui va bien. Il ne le quittera pas l’année suivante dans Le Mépris, de Godard, où il s’impose comme un grand de sa génération. Dès lors, il trouve sa place dans des univers variés. La jeune génération française avec Jacques Rozier, Paul Vecchiali, Agnès Varda, Alain Cavalier, Michel Deville, Alain Resnais, Nadine Trintignant, les cinéastes de l’exil, comme Bunuel et Costa-Gavras, les grands noms du 7e art français (René Clément, Henri-Georges Clouzot) ou le cinéma italien, puisqu’il parle couramment la langue.

De cette époque on retient alors Compartiments, La Guerre est finie, Les Demoiselles de Rochefort, Benjamin ou les mémoires d'un puceau, La chamade, et bien sur son passage chez Hitchcock dans L’étau. S’il n’a pas le statut de star d’un Belmondo ou d’un Delon, il est, à l’instar de Noiret, un de ces acteurs qui compte rapidement dans le cinéma européen.

Le grand saut

Fidèle avec ses cinéastes fétiches - Bunuel, Ferreri, Sautet -, c’est justement avec ce dernier que sa stature va évoluer. En 1970, il est à l’affiche des Choses de la vie (enchaînant ensuite un grand écart avec Philippe de Broca, les très belles Noces rouges de Claude Chabrol et Yves Boisset). Un drame intime et existentialiste bouleversant, qui amorce un tournant dans la carrière du réalisateur et relance celle de Romy Schneider. C’est aussi le plus grand succès au box office du comédien. Il a alors ce charme discret de la bourgeoisie, qu’il se délectera à transformer en décadence totale dans La grande bouffe de Marco Ferreri, grand pamphlet d’une civilisation sur-consommatrice et autodestructrice.

Car pour lui, le cinéma doit refléter le chaos et la folie du monde, quitte à se confiner et s’isoler dans Themroc de Claude Garaldo, 47 ans avant notre confinement actuel. Il peut jouer aussi bien un homme de loi qu’un escroc, un ministre qu’un médecin, un ami qu’un roi. Après Vincent, François, Paul et les autres, de Sautet, il doit cependant patienter jusqu’en 1979 pour retrouver un grand personnage, celui du juge Mauro dans Le saut dans le vide de Marco Bellocchio, sublime mélo noir, qui lui fait décrocher un prix d’interprétation à Cannes. Deux ans avant son prix d’interprétation à Berlin, dans Une étrange affaire, en patron prédateur.

Insatiable curiosité

Dès les années 1980, il oscille entre fidélité (Boisset, Ferreri, Demy, Bellocchio, Godard) et découvertes, entre quelques succès comme la Passante du Sans-Souci, toujours avec Schneider, ou Que les gros salaires lèvent le doigt ! de Denys Granier-Deferre. Il passe ainsi du Prix du danger à La nuit de Varennes, d’Ettore Scola, de La Diagonale du fou, en champion d’échecs, à des films de Jacques Doillon ou de Claude Lelouch.  Dans ces années-là, il croise Youssef Chahine (Adieu Bonaparte), Leos Carax (Mauvais sang), Maroun Bagdadi (L’homme voilé), autant de films audacieux et sélectionnés dans les festivals. Mais il tourne aussi Le paltoquet et Milou en mai, beau succès public de Louis Malle.

Piccoli est insaisissable. Il n’est jamais là où on l’attend. Il peut-être doux ou colérique, las ou vivifiant, dans des œuvres exigeantes ou des films plus consensuels. Surtout, il sait vieillir au cinéma. Et alors que Delon et Belmondo s’éclipsent progressivement, piégés par leur image de superstar, lui s’amuse à être peintre voyeur dans La belle noiseuse de Rivette ou emmerdeur homosexuel dans Le bal des Casse-pieds de Robert. Il ose tourner dans des courts métrages de débutants comme Guillaume Nicloux, s’’amuse à être monsieur cinéma chez Varda, à être en costume princier pour Molinaro, à jouer son propre personnage chez Bertrand Blier, à se lancer dans la réalisation (Alors voilà, en 1998). Il découvre aussi les univers d’Enki Bilal (dans un film SF) ou de Raoul Ruiz (dans une psychanalyse surréaliste). Et puis il rencontre Manoel de Oliveira, qui lui offre l’un de ses plus beaux personnages, dans Je rentre à la maison. Toute la sensibilité et la subtilité de Piccoli transpercent l’image.

Habemus Maestro

Piccoli est insaisissable, atemporel et sans étiquette. Il n’est jamais là où on l’attend. Il peut-être doux ou colérique, las ou vivifiant, dans des œuvres exigeantes ou des films plus consensuels. Surtout, il sait vieillir au cinéma. Et alors que Delon et Belmondo s’éclipsent progressivement, piégés par leur image de superstar, lui s’amuse à être peintre voyeur dans La belle noiseuse de Rivette ou emmerdeur homosexuel dans Le bal des Casse-pieds de Robert. Il ose tourner dans des courts métrages de débutants comme Guillaume Nicloux, s’’amuse à être monsieur cinéma chez Varda, à être en costume princier pour Molinaro, à jouer son propre personnage chez Bertrand Blier, à se lancer dans la réalisation (Alors voilà, en 1998). Il découvre aussi les univers d’Enki Bilal (dans un film SF) ou de Raoul Ruiz (dans une psychanalyse surréaliste). Et puis il rencontre Manoel de Oliveira, qui lui offre l’un de ses plus beaux personnages, dans Je rentre à la maison. Toute la sensibilité et la subtilité de son jeu transpercent l’image. « L’acteur n’existe que dans le regard des autres » selon lui. Là on redécouvrait aussi bien Piccoli qu’on s’émerveillait de la jeunesse d’Oliveira.

« Je ne veux pas être élitiste, mais je sais que je serais incapable de réaliser quelque chose qui plairait au plus grand nombre » explique-t-il alors qu’il vient « d'entrer sur le marché du travail dans les rôles de grands-pères. Les carottes sont cuites ». Sans agent, sans César, narrateur permanent de documentaires, fictions (Intervention divine d’Elia Suleiman) ou films d’animation (La prophétie des grenouilles de Jacques-Rémy Girerd), il poursuit ses rêves sans trop d’efforts. Que ce soit au théâtre jusqu’à la fin des années 2000 avec un rôle-sacre, le Roi Lear, ou au cinéma. Il continue à tourner pour les cinéastes d’avant mais s’aventure aussi chez Bertrand Bonello, Theo Angelopoulos, ou même Bertrand Mandico. C’est évidemment en pape dans Habemus Papam de Nanni Moretti en 2011 qu’il semble signer sa performance crépusculaire, loin de toute noirceur, et proche  d’un hédonisme lumineux. « Le bonheur est toujours une quête à renouveler » disait-il. Durant 70 ans de métier, il a su appliquer cet idéal.

Lucia Bosè (1931-2020) dans les ténèbres

Posté par vincy, le 23 mars 2020

L'actrice italienne Lucia Bosè, née le 28 janvier 1931 à Milan est morte le 23 mars 2020 en Espagne, première célébrité du cinéma à être victime de la pandémie de coronavirus. Elle avait 89 ans.

Miss Italie en 1947, découverte par Luchino Visconti alors qu'elle était vendeuse de pâtisserie, elle fera ses premiers pas chez Michelangelo Antonioni en 1950 avec Chronique d'un amour (Cronaca di un amore). Elle tourne beaucoup dans ces années 1950, pour Giuseppe De Santis (Pâques sanglantes, Onze heures sonnaient), Antonioni (La Dame sans camélia), Jean-Paul Le Chanois (Le village magique), Juan Antonio Bardem (Mort d'un cycliste), Jean Cocteau (Le testament d'Orphée) et Luis Buñuel (Cela s'appelle l'aurore).

Durant ces années fastes, elle épouse le matador, Luis Miguel Dominguín, un ex d'Ava Gardner, avec qui elle va avoir trois enfants, dont le chanteur et comédien Miguel Bosé (Suspiria, Talons aiguilles, La reine Margot, Gazon Maudit).

Désormais installée en Espagne, elle se met en retrait durant 8 ans. A son divorce, elle retrouve le chemin des plateaux. On la voit ainsi dans Satyricon de Federico Fellini, Metello et Vertiges de Mauro Bolognini, Nathalie Granger de Marguerite Duras, Lumière de Jeanne Moreau, Dans les ténèbres, l'un des premiers films de de Pedro Almodóvar, Chronique d'une mort annoncée de Francesco Rosi ou encore Le Dernier Harem de Ferzan Ozpetek en 1999.

Jouant les personnages issus du théâtre classique ou dans des films considérés alors comme avant-gardistes, elle n'a jamais pu rivaliser avec ses consoeurs italiennes révélées après la seconde guerre mondiale. Sa discrétion, sa beauté et son exigence ont sans doute joué contre elle, trop souvent utilisée comme une créature splendide et éthérée.

Edith Scob (1937-2019) est morte

Posté par wyzman, le 26 juin 2019

L’actrice Edith Scob s’est éteinte ce mercredi 26 juin a annoncé son agent.

Une impressionnante filmographie

A 81 ans, Edith Helena Vladimirovna Scobeltzine (le vrai nom d’Edith Scob) pouvait se vanter d’avoir croisé la crème de la crème au cours de sa carrière. Issue de l’union entre un architecte et la fille du pasteur réformé Henri Nick, Edith Scob est révélée en 1959 par Georges Franju dans La Tête contre les murs. L’occasion pour elle de croiser Jean-Pierre Mocky, Anouk Aimée, Charles Aznavour et Pierre Brasseur. Au total, ce sont pas moins de six longs métrages qu’ils tournent ensemble, entre 1959 et 1965.

Aussi douée pour camper des personnages de téléfilms populaires que des stéréotypes sur les planches de théâtre, Edith Scob aura sur marquer durablement le cinéma français des années 1960 mais également celui des années 1990 et 2000. Si son masque blanc dans Les Yeux sans visage de Georges Franju a marqué les esprits, rappelons que c'est sa réutilisation dans Holy Motors de Leos Carax (2012) aura fini d’en faire un objet culte.

Côté cinéma, on se souviendra de ses passages dans La Voie lactée de Luis Bunuel (1969), La Vocation suspendue de Raoul Ruiz (1977), Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax (1991), Vénus beauté de Tonie Marshall et L'Heure d'été d'Olivier Assayas (2008) qui lui vaudra sa première nomination aux César dans la catégorie meilleure actrice dans un deuxième rôle. Après des passages remarqués dans L'Avenir de Mia Hansen-Løve et Le Cancre de Paul Vecchiali en 2016, on ne pouvait pas la louper dans Mon inconnue de Hugo Gélin, sorti il y a deux mois.

Cannes 2019: Luis Bunuel, Lina Wertmüller, Milos Forman, Easy Rider, Shining et La Cité de la peur à Cannes Classics

Posté par vincy, le 26 avril 2019

Le programme de Cannes Classics est riche et éclectique avec en vedette les 25 ans de La Cité de la peur, Shining présenté par Alfonso Cuarón en séance de minuit, les 50 ans d’Easy Rider en compagnie de Peter Fonda, Luis Buñuel à l’honneur en trois films, un hommage à la première réalisatrice nommée aux Oscars, Lina Wertmüller, le Grand Prix de 1951 Miracle à Milan de Vittorio De Sica, un ultime salut à Milos Forman et le premier film d’animation en couleur du cinéma japonais!

A l'honneur

Easy Rider (1969, 1h35, États-Unis) de Dennis Hopper

The Shining (Shining) de Stanley Kubrick (1980, 2h26, Royaume-Uni / États-Unis)

La Cité de la peur, une comédie familiale (1994, 1h39, France) d’Alain Berbérian

Los Olvidados (The Young and the Damned) (1950, 1h20, Mexique) de Luis Buñuel

Nazarín (1958, 1h34, Mexique) de Luis Buñuel

L’Âge d’or (The Golden Age) (1930, 1h, France) de Luis Buñuel

Pasqualino Settebellezze (Pasqualino / Seven Beauties) (1975, 1h56, Italie) de Lina Wertmüller

Miracolo a Milano (Miracle à Milan / Miracle in Milan) (1951, 1h40, Italie) de Vittorio De Sica

Lásky jedné plavovlásky (Les Amours d’une blonde / Loves of a Blonde) (1965, 1h21, République tchèque) de Milos Forman

Forman vs. Forman (République tchèque / France, 1h17) de Helena Trestikova et Jakub Hejna

Films restaurés

Toni de Jean Renoir (1934, 1h22, France)

Le Ciel est à vous (1943, 1h45, France) de Jean Grémillon

Moulin Rouge (1952, 1h59, Royaume-Uni) de John Huston

Kanal (Ils aimaient la vie / They Loved Life) (1957, 1h34, Pologne) d’Andrzej Wajda

Hu shi ri ji (Diary of a Nurse) (1957, 1h37, Chine) de Tao Jin

Hakujaden (Le Serpent blanc / The White Snake Enchantress) (1958, 1h18, Japon) de Taiji Yabushita (pour les 100 ans de l'animation japonaise)

125 Rue Montmartre (1959, 1h25, France) de Gilles Grangier

A tanú (Le Témoin / The Witness) (1969, 1h52, Hongrie) de Péter Bacsó

Tetri karavani (La Caravane blanche / The White Caravan) (1964, 1h37, Géorgie) d’Eldar Shengelaia et Tamaz Meliava

Plogoff, des pierres contre des fusils de Nicole Le Garrec (1980, 1h48, France)

Caméra d’Afrique (20 ans de cinéma africain / ) (20 Years of African Cinema) de Férid Boughedir (1983, 1h38, Tunisie / France)

Dao ma zei (The Horse Thief / Le Voleur de chevaux) (1986, 1h28, Chine) de Tian Zhuangzhuang et Peicheng Pan

The Doors (Les Doors) (1991, 2h20, États-Unis) d’Oliver Stone

Documentaires

Making Waves: The Art of Cinematic Sound (Etats-Unis, 1h34) de Midge Costin

Les Silences de Johnny (55mn, France) de Pierre-William Glenn

La Passione di Anna Magnani (1h, Italie / France) d’Enrico Cerasuolo

Cinecittà - I mestieri del cinema Bernardo Bertolucci (Italie, 55mn) de Mario Sesti

Jean Piat (1924-2018), une immense carrière à l’écart du cinéma

Posté par vincy, le 19 septembre 2018

Jean Piat, monstre sacré du théâtre français, est mort le 18 septembre 2018 à l'âge de 93 ans. Malgré son immense carrière, débutée en 1947, il est resté à l'écart du 7e art, ou presque.

Né le 23 septembre 1924; il commence en pratiquant le football tout en suivant une éducation catholique - qui le marquera toute sa vie. Il entre à la Comédie-Française il y a 71 ans, et y restera 25 ans. Là-bas, le Sociétaire jouera Victor Hugo, Marivaux, Molière, Beaumarchais, Labiche, Claudel, Feydeau, Giraudoux, Shakespeare, Druon, de Musset, Cocteau et surtout Rostand. Cyrano fut sa pièce emblématique, jouant d'abord un garde, puis Bellerose, un deuxième cadet, Brissaille, un quatrième cadet, Jodelet, et enfin Cyrano de Bergerac en 1964 (au total près de 400 fois). A partir des années 1970, il devient une star du théâtre privé, avec des pièces plus modernes, dont celle de sa seconde épouse, Françoise Dorin, mais aussi de son maître Sacha Guitry, de Neil Simon ou Barillet et Grédy. Plus récemment, il est sur les planches avec des transpositions de films populaires sur scène comme Amadeus, avec Lorant Deutsch et La maison du Lac, avec Maria Pacôme. Sa dernière prestation fut Love Letters, l'an dernier, avec Mylène Demongeot.

Jean Piat a aussi mis en scène une vingtaine de pièces et écrit une quinzaine de livres, principalement sur le spectacle et la langue française (dont Je vous aime bien, Monsieur Guitry).

Pour le grand public, c'est le petit écran qui en fit une vedette, avec Les Rois maudits (de Claude Barma), série légendaire des années 1970 où il incarna Robert d'Artois. Le cinéma, en revanche, ne l'intéressa pas, et vice-versa. Il fut Rouletabille en 1947 et 1948, dans deux films de Christian Chamborant, Lagardère en 1968 et 1968 dans deux films de Jean-Pierre Decourt. Sacha Guitry lui offre des rôles dans Le diable boiteux et Napoléon et Serge Cobbi l'engagea deux fois (La rivale, Ciao les mecs). Jean Piat a tourné avec des cinéastes renommés tels Henri Decoin (Clara de Montargis), Jean Girault (Les moutons de Panurge), Luis Bunuel (La voie lactée) ou René Clément (Le passager de la pluie), passant à côté de la Nouvelle Vague ou des cinéastes contemporains pourtant adeptes de vétérans du métier.

Ignoré des prix et des palmarès (sauf, étrangement, en littérature, et un Molière de l'adaptateur!), Jean Piat avait un jeu classique, basé sur la voix davantage que sur la métamorphose, avec un charisme humble plutôt qu'une présence excessive. Peut-être n'était)-l pas si à l'aise devant une caméra, malgré son esprit et son amour des mots. C'est d'ailleurs en tant que doubleur qu'il a excellé dans le cinéma: la voix de Peter O'Toole en vf dans Lawrence d'Arabie, Lors Jim et La nuit des généraux, celle de Michael Gambon dans Gosford Park, de Claude Frollo dans le film animé Le bossu de Notre-Dame. Mais on retiendra surtout la voix du méchant Scar dans Le Roi Lion, version animation, et celle de Gandalf (aka Ian McKellen) dans les deux trilogies de Peter Jackson adaptées de Tolkien, Le Seigneur des anneaux et Le Hobbit.

Juan Luis Buñuel s’efface à l’âge de 83 ans (1934-2017)

Posté par vincy, le 12 décembre 2017

Dans l'indifférence générale, le réalisateur et scénariste français Juan Luis Buñuel est mort le 6 décembre dernier, le même jour que Johnny Hallyday. Son décès a été annoncé dans la presse espagnole le 8 décembre. Né le 9 novembre 1934, le fils de Luis Buñuel et père de Diego Buñuel venait de fêter ses 83 ans.

Photographe, sculpteur, peintre, scénariste, réalisateur, documentariste et même acteur (Henry et June, L'aventure c'est l'aventure), ce touche-à-tout qui avait vécu en France, aux États-Unis et au Mexique a commencé en étant l'assistant réalisateur de son père en 1960 pour La jeune fille. Avec lui, il a travaillé sur Viridiana, Le journal d'une femme de chambre et Cet obscur objet du désir. Il assista aussi Louis Malle (Viva Maria!, Le voleur), Henri Verneuil et Luigi Comencini.

A partir de 1966 il réalise quelques courts documentaires avant de se lancer dans une fiction longue, Au rendez-vous de la mort joyeuse, récompensé à Sitges, avec Françoise Fabian. Il signe ensuite La femme aux bottes rouges en 1974, avec Catherine Deneuve et Fernando Rey, Léonor en 1975 avec Michel Piccoli, Ornella Muti et Liv Ullmann, et La rebelión de los colgados 1986.

Très vite, il se tourne vers la télévision pour des téléfilms ou des séries. Il prend sa retraite il y a 20 ans.

Les reprises de l’été: Belle de jour de Luis Bunuel

Posté par vincy, le 2 août 2017

Ce qu'il faut savoir: Restauré en 4K, Belle de jour, chef d'œuvre atemporel de Luis Bunuel a eu les honneurs de Cannes Classics cette année pour célébrer son cinquantième anniversaire. A sa sortie, le film avait été sacré par un Lion d'or à Venise (en plus du prix Pasinetti) et Catherine Deneuve avait obtenu une nomination comme meilleure actrice aux BAFTAS. C'est en fait avec le temps que Belle de jour est devenu culte. Même si le film a été un gros succès en France (2,2 millions de spectateurs en 1967, soit davantage que Les demoiselles de Rochefort sorti la même année), sa réputation a surclassé de nombreux films du cinéaste. Lors de sa re-sortie aux Etats-Unis en 1995, parrainé par Martin Scorsese, le film avait rapporté près de 5M$ au box office nord américain, soit l'un des plus gros scores des années 90 pour une re-sortie (et de loin la plus importante recette cette année-là puisque La horde sauvage, 2e des re-sorties n'avait récolté que 700000$). William Friedkin considère que c'est l'un des plus grands films du cinéma. Carlotta films et StudioCanal vous proposent de le (re)voir en salles dès le 2 août.

Le pitch: La belle Séverine est l’épouse très réservée du brillant chirurgien Pierre Serizy. Sous ses airs très prudes, la jeune femme est en proie à des fantasmes masochistes qu’elle ne parvient pas à assouvir avec son mari. Lorsque Henri Husson, une connaissance du couple, mentionne le nom d’une maison de rendez-vous, Séverine s’y rend, poussée par la curiosité. Elle devient la troisième pensionnaire de Mme Anaïs, présente tous les jours de la semaine de quatorze à dix-sept heures, ce qui lui vaut le surnom de « Belle de jour »…

Pourquoi il faut le voir? Pour Bunuel. Pour Deneuve. Pour tous les comédiens. Pour cette formidable interprétation visuelle et érotique du fantasme et de l'inconscient. On ne sait par où commencer. Il y a tellement de bonnes raisons de voir Belle de jour. Aujourd'hui encore, iil reste un modèle dans le registre de la fantasmagorie. Si le film atteint un tel équilibre entre le sujet, la mise en scène et l'interprétation (au point que Belle de jour et Catherine Deneuve fusionneront en un même symbole iconique), c'est sans doute parce qu'il s'affranchit de toutes les audaces, tout en étant formellement inventif et relativement pudique. Malgré sa perversité, c'est la poésie que l'on retient, cet onirisme si souvent plagié par la suite. Malgré l'aspect délirant du récit, c'est une succession d'abandons et de fêlures qui retiennent l'attention. Il y a une liberté absolue : celle à l'écran et celle qu'on laisse au spectateur.

"Son héroïne est à la fois maître de son destin, et maîtresse soumise aux vices des autres. Il n'y a rien de manichéen, car il ne fait que démontrer l'inexplicabilité de la sexualité. Avec un sens subtil du bon goût, le cinéaste espagnol parvient à nous exhiber des perversions qu'il ne juge jamais, mais qui accentuent le surréalisme du film" peut-on lire sur notre critique. "Bunuel réussit à composer un puzzle où puiseront nombre de cinéastes pour éclater leur narration et mieux fusionner le langage irrationnel du cinéma avec les logiques individuelles d'un personnage. Un portrait presque inégalable qui en dit bien plus sur rouages, les blocages et les engrenages de la psychologie d'une femme que de nombreux films bavards ou livres savants."

Et puis s'il faut un ultime argument, combien de films affichent au générique Deneuve, Piccoli, Jean Sorel, Geneviève Page, Francisco Rabal, Pierre Clementi, Françoise Fabian, Macha Méril et Francis Blanche?

Le saviez-vous? Un "roman de gare" de Joseph Kessel, des producteurs réputés commerciaux. Il n'y avait qui prédestinait Belle de jour à être un chef d'œuvre du cinéma. Co-écrit par Bunuel et Jean-Claude Carrière (c'est leur deuxième collaboration ensemble), le film s'est pourtant affranchi de toutes les contraintes. Même les pires. A commencer par la censure qui imposa des coupes au réalisateur (qu'il regrettera plus tard), notamment la scène entre Séverine et le Duc. On su plus tard que le tournage fut tendu. Les producteurs faisaient tout pour isoler le cinéaste de ses comédiens, entraînant malentendus et manque de confiance. Deneuve, à l'époque 23 ans, se sentait très vulnérable, et même en détresse, selon ses propres confidences. "J'étais très malheureuse" expliquait-elle, sentant qu'on abusait d'elle et qu'on réclamait d'elle toujours plus, notamment en l'exposant nue (il y a quelques subterfuges dans le film). Bunuel en avait conscience. Même si le tournage a été tendu, si l'actrice craignait son réalisateur, et si Deneuve et Bunuel avait un souci de compréhension dans leurs attentes respectives, cela ne les a pas empêché de tourner Tristana par la suite. Elle l'a toujours cité parmi les "cinéastes qui l'ont faite", aux côtés de Demy, Truffaut et Polanski. Elle avait accepté le rôle sans hésiter, alors que le personnage était très loin de l'image qu'elle véhiculait. Vierge et putain, et comme disait Truffaut: "Ce film coïncidait merveilleusement avec la personnalité un peu secrète de Catherine et les rêves du public."
Les deux scénaristes ont cependant pris soin d'interroger des tenancières de maisons closes sur les habitudes des clients et de nombreuses femmes sur leurs désirs. Dans ce film, le "vrai" est une fiction tandis que l'imaginaire est "réel".

Bonus: Grâce à Carlotta Films et StudioCanal, certaines salles diffuseront une rétrospective du cinéaste Luis Bunuel, "Un souffle de libertés", avec "6 œuvres majeures et anticonformistes", soit l'apogée d'une immense carrière en liberté (et les plus belles actrices françaises au passage): Le Journal d’une femme de chambre, La Voie lactée, Tristana, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté, Cet obscur objet du désir.

Jeanne Moreau en 12 extraits

Posté par vincy, le 1 août 2017

Vertigineuse carrière que celle de Jeanne Moreau, disparue hier. 12 films parmi tant d'autres. Elle y allait à l'instinct, sans calcul. Parfois les films étaient fragiles et elle y mettait de sa poche. Parfois, elle ne venait que pour quelques jours ou une semaine de tournage. Jeanne Moreau était audacieuse et libre, engagée et digne, entière et franche, cinglante et séductrice, plus "putain" que "maman". Pourtant, la force de son jeu résidait dans son visage asymétrique, son sourire à l'envers, ce mystère qui s'en dégageait, ce minimalisme qu'elle recherchait et qui s'est épanoui avec le naturalisme et la liberté de la Nouvelle vague.

"La plus grande actrice du monde" selon Orson Welles. Elle ne voulait pas que le jeu apparaisse. Elle refusait que le "je" prenne toute la place. Jeanne Moreau l'affirmait: on ne pouvait pas savoir qui elle était à travers ses rôles. Elle était une femme, LA femme. Et tous les cinéastes l'ont filmée ainsi. Son visage était en lui-même un sujet. Un objet de désir sur lequel on s'attardait, parce qu'on essayait de comprendre la tristesse qui s'en dégageait, alors que, visiblement, parfois, elle était heureuse. Cet écart entre le réel et le bonheur, cette distance qui pouvait la faire paraître froide, donnait à ses rôles une dimension de femme fatale, malgré elle le plus souvent. Mais toujours, son rire éclatant, sa voix envoûtante, son regard pétillant reprenait le dessus. Et comme on le voit dans ces 12 extraits: le mystère Moreau ne s'est jamais dissipé.

Ascenseur pour l'échafaud. Louis Malle, 1958.

Moderato cantabile. Peter Brook, 1960.

Jules et Jim. François Truffaut, 1961.

La notte. Michelangelo Antonioni, 1961.

Eva. Joseph losey, 1962.

La Baie des Anges. jacques Demy, 1963.

Le journal d'une femme de chambre. Luis Bunuel, 1964.

La mariée était en noir. François Truffaut, 1968.

Les Valseuses. Bertrand Blier, 1974.

Querelle. Rainer Werner Fassbinder, 1982.

Nikita. Luc Besson, 1990.

La vieille qui marchait dans la mer. Laurent Heynemann, 1991.

Cannes 70 : Viridiana et une couronne d’épines dans une valise

Posté par cannes70, le 12 mai 2017

70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Critique-Film, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd'hui, J-6. Et pour retrouver la totalité de la série, c'est par .

Viridiana se présenta au monde le 17 mai 1961 au Festival de Cannes. Déjouant tout pronostic, Jean Giono, président du jury cette année-là, lui attribua la Palme d’Or, ex-aequo avec Une aussi longue absence d’Henri Colpi. Luis Buñuel n’était pas présent lors de la cérémonie de remise de prix et les producteurs crédités du film, Juan Antonio Bardem (même si celui qui y travailla vraiment fut Ricardo Muñoz Suay) et Pere Portabella, proposèrent à Muñoz Fontán, directeur général de la Cinématographie et du Théâtre de l’Espagne, de recueillir la Palme d’Or.

Qui aurait dit à Muñoz Fontán que ce moment de bonheur allait lui coûter son poste ? Il fut licencié immédiatement suite à la parution d’un article dans L’Osservatore Romano, qui dénonçait le caractère blasphématoire et offensant du film. Viridiana fut totalement interdit en Espagne par le ministre de l’Information et du Tourisme. Buñuel avait réussi à choquer ses spectateurs. Une fois de plus. Il paraît qu’après la projection à Cannes, Vittorio De Sicca, demanda à Jeanne, la femme de Buñuel, s’il la frappait ! Quant à André Breton, ce film l’avait fait pleurer.

Buñuel se servait à nouveau d’un roman de Benito Pérez Galdós pour plonger dans son propre univers, Viridiana étant conçu comme la continuation de Nazarín (1959). Viridiana (Silvia Pinal), une religieuse habitant dans un couvent, arrive chez son oncle, Don Jaime (Fernando Rey), pour passer trois jours avec lui. Don Jaime est malade et il ne lui reste que quelques jours de vie. Les employés de l’oncle fouillent dans la valise de Viridiana et trouvent une couronne d’épines et un crucifix.

Don Jaime tombera amoureux de sa nièce, troublé par son incroyable ressemblance avec sa défunte femme. Il essaiera de lui faire la cour, arrivant jusqu’à l’empoisonner, pour réussir à la faire rester. Finalement, Don Jaime terminera par se pendre avec la corde à sauter de Rita (Teresa Rabal), la fille de sa bonne Ramona. C’est alors que Viridiana décidera de renoncer à l'enfermement au couvent et se préparera à accueillir une quinzaine de mendiants dans la maison de son oncle défunt.

La misère qui hante les personnages de Buñuel

Buñuel adorait filmer ceux qui étaient dépossédés de toute richesse matérielle, ceux qui étaient délaissés par la société et leur entourage. Son cinéma allait ainsi vers le plus «primitif» de ses personnages afin de saisir la profondeur de leur humanité. Conchita Buñuel raconte dans le livre Mi último suspiro (Mon dernier soupir, Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, 1982) que les habits des mendiants étaient authentiques. L’équipe de production du film avait parcouru d’innombrables endroits sous les ponts afin de trouver des vêtements ayant été portés par des sans-abris. Ces affaires furent désinfectées mais pas lavées, faisant en sorte que les acteurs purent sentir la misère avant de l’interpréter devant la caméra de Don Luis.

Juan García Tienda, un vrai vagabond qui était à moitié fou, faisait semblant d’avoir la lèpre dans le film. En échange, il avait le droit de dormir dans le patio du studio de tournage. Lorsque Buñuel apprend que García Tienda n’était pas payé, il s’indigna terriblement. Pour le calmer, les producteurs lui dirent qu’une collecte allait être organisée en fin de tournage afin de rémunérer García Tienda. Buñuel s’énerva encore plus et exigea qu’il soit payé toutes les semaines, de la même manière que le reste de l’équipe.

Buñuel trouvait que le jeu de García Tienda était merveilleux. Cependant, il échappait à la direction des acteurs et il jouait selon son envie du moment. À ce qu’il paraît, quelques temps après, deux touristes français auraient reconnu García Tienda, alors assis sur un banc à Burgos (Castille-et-Léon) et l’auraient félicité pour sa remarquable interprétation. Fou de joie, il aurait pris son balluchon et se serait exclamé : “Je pars à Paris. Je suis connu là-bas !”. Malheureusement, García Tienda décéda pendant son trajet.

Viridiana et la censure franquiste

Silvia Pinal voulait jouer dans un film de Buñuel produit par son mari, Gustavo Alatriste. En principe, il aurait dû être tourné au Mexique mais, pour des raisons financières, Pinal et Alatriste proposèrent finalement à Buñuel de tourner en Espagne. C’est ainsi que Portabella et Muñoz Suay allaient rejoindre le projet. Ce fut le retour du grand maître dans son pays natal après ses exils en France et au Mexique. Retour qui sera d’ailleurs controversé, tant chez les franquistes que chez les républicains exilés, puisque Buñuel accepta de tourner son film à El Pardo, tout près du palais dans lequel Franco passait ses jours.

Mais comment un film comme Viridiana aurait pu éviter la censure franquiste ? Les censeurs chargés de le juger invitèrent Fernando Rey, un homme bien considéré auprès du régime franquiste, pour leur expliquer certains passages du film. Les producteurs du film avaient enlevé du métrage deux séquences compromettantes : le moment dans lequel la mendiante Enedina, brillamment interprétée par Lola Gaos, lève sa jupe quand elle fait semblant de prendre en photo la célébrissime image des pauvres en train de dîner, en évidente référence à La Cène, de Léonard de Vinci. La deuxième séquence enlevée était celle du crucifix qui se transforme en couteau.

Rey raconta ensuite à l’équipe certains commentaires que la censure avait fait à propos de Viridiana : “Le film ressemble à rien du tout. Buñuel a perdu la tête”. “Buñuel est complètement démodé. Qu’est-ce qu’il a bien voulu faire avec tout ce qu’on attend de lui ?”. Mais le meilleur commentaire reste celui du censeur qui considérait que Viridiana était un film mignon : “C’est un petit roman d’amour”. C’est cette même censure franquiste, qui empêchera La caza (La chasse, 1966), le film de Carlos Saura, de s’appeler La caza del conejo (La chasse du lapin) car ils considéraient qu’il s’agissait d’une référence sexuelle explicite au sexe féminin (“lapin” est une manière cocasse d’évoquer le vagin en espagnol).

Malgré le silence de la presse officielle espagnole, le succès du film à Cannes provoqua tant de bruit que Franco demanda à voir ce film dont tout le monde parlait. À ce qu’il paraît, le caudillo aurait vu le film deux fois d’affilé sans rien trouver de gênant. Il aurait considéré que le film était plutôt naïf ! Cependant, il ne révoqua pas la décision du ministre de l’Information et du Tourisme : Muñoz Fontán ne recouvra jamais son poste à la direction générale de la Cinématographie et du Théâtre et le film resta interdit en Espagne

De tout ce film, ce qui reste le plus ironique, c’est peut-être bien la fin du film. Buñuel songea à la possibilité de montrer Viridiana en train de frapper à la porte de la chambre de Jorge, son cousin, fils de Don Jaime, interprété par l’excellent Paco Rabal. Les censeurs se seraient montrés extrêmement choqués : c’était inconcevable qu’une religieuse fasse l’amour avec son cousin ! Buñuel proposa donc une fin alternative. Viridiana rejoint une partie de cartes qui se déroulait dans la chambre de Jorge, en présence de Ramona, la bonne de Don Jaime et la maîtresse alors de Jorge. L’allusion d’un ménage à trois était évidente. José Arturo Méndez Palacio, un des censeurs, fit l’éloge de l’hommage à The Apartment (La Garçonnière, Billy Wilder, 1960) à la fin du film.

“¿Sabe usted jugar a las cartas, primita? (A Ramona) No me lo vas a creer, pero la primera vez que la vi me dije: “No sé por qué, pero mi prima Viridiana acabará jugando al tute conmigo
(Savez-vous jouer aux cartes, cousine ? (À Ramona, la bonne de Don Jaime) Tu vas pas me croire mais la première fois que je l’ai vu, je me suis dit : “Je ne sais pas pourquoi, mais je crois bien que ma cousine Viridiana terminera par jouer aux cartes avec moi”).

Miquel Escudero Diéguez de Critique-film

Paysages de La Rochelle

Posté par Martin, le 11 juillet 2011

la rochelleLe Festival International du Film de La Rochelle a fait cette année la part belle aux paysages, de David Lean aux films de Mahamat-Saleh Haroun en passant par quelques inédits qui sortiront prochainement : l’occasion de retraverser le festival sous la forme de cartes postales prenant le pouls de territoires les plus divers.

Paysage I : le fleuve d’Eternity

Eternity est le premier film d’un émule d’Apichatpong Weerasethakul. Mêmes eaux étranges du fantastique métaphorique, même imaginaire mythologique, même sens du récit mystérieux, mêmes personnages corps flottants… Pourtant, Sivaroj Kongsakul a déjà un style à lui, un je-ne-sais-quoi d’un peu à part. Ses plans séquences larges durent jusqu’à la fascination. Que s’y passe-t-il exactement ? Justement pas grand chose et beaucoup à la fois : un oiseau qui s’envole, une barque qui dérive, un rayon de soleil qui joue entre les feuilles, et peut-être même un mort qui réapparaît fugacement. La force esthétique du film rive le spectateur à cet espace indécidable, entre la vie et la mort. Quand des personnages entrent en jeu – et s’aiment ô combien passionnément – nul besoin de grande déclaration : c’est encore une image qui donne à voir, à sentir les émotions. Deux mains glissent hors des moustiquaires blanches pour se saisir dans la nuit. Plus tard, la douleur ne sera pas dite bien différemment : un plan large de la femme visage baissé suffit à nous faire comprendre son deuil. Peu importe ici si l’histoire est un flashback ou un flash-forward : le temps n’existe pas. Ce que montre le film, c’est un bonheur à jamais figé dans l’instant. Au bord de ce fleuve entre deux jeunes gens qui s’aiment, il y a, comme le clame le titre, l’éternité. Le reste, hors de l’amour, hors du paysage, n’est que ville bruyante et grise – un aller simple vers l’oubli.

Paysage II : les rêves de désert des personnages d’Haroun et de Lawrence d’Arabie
Qu’y a-t-il de commun entre le cinéma du réalisateur tchadien d’Un homme qui crie (2010) et celui de l’anglais David Lean ? Tous les deux ont filmé le désert comme un espace de rêve et de conquête digne des road-movies américains mais avec la dimension visuelle propre au désert : l’infini. Chez Mahamat-Saleh Haroun, les deux frères d’Abouna (2002) contemplent le désert en attendant le retour du père. C’est une ligne infranchissable dans un sens comme dans l’autre. L’un meurt de cette attente (il n’a plus de souffle). L’autre retourne s’occuper de sa mère qui a définitivement sombré dans la folie. Leur père ne sera que rêvé à travers une image de cinéma, un mirage peut-être – une nuque. Ce père pourrait bien être le personnage principal du court-métrage Expectations (2008). Ce qu’il cherche, c’est à atteindre un ailleurs. Mais à l’inverse du père d’Abouna, toujours le désert le renvoie à son village, et de plus en plus endetté. L’infini le rejette et il en devient fou, vidé, amorphe comme d’avoir vu la mort en face. Mais que s’est-il passé exactement dans le désert ?
De même, le Lawrence de David Lean vit une expérience de ses propres limites mentales en même temps que celles du territoire. Lawrence d’Arabie (1962) débute sur une route, la seule vraie route goudronnée de ces presque quatre heures de film : Lawrence meurt dans un accident, puis une image du désert soudain appelle la musique de Maurice Jarre. Le désert, c’est le lyrisme et la folie pure de l’homme, une ligne entre le sable et le ciel. Il agit sur le personnage comme un appel de vie et de mort – le paysage est toujours dialectique, à la fois l’un et l’autre. Il donne en effet la vie au guerrier qui le traverse lors d’un champ contrechamp entre le soleil qui brûle l’image et le personnage silhouette minuscule dans l’immensité. Mais le désert apprend aussi à Lawrence le plaisir de tuer. Il se mire dans le désert au point de revenir tremblant à la civilisation, comme un alcoolique en fin de course. Un personnage ne lui dit-il pas qu’il a l’air beaucoup plus vieux que ses 27 ans ? Qu’a-t-il vécu dans le désert si ce n’est la conscience de la vacuité, la sienne et celle des projets politiques qu’il a cru défendre ?

Paysage III : la mer en colère de La Fille de Ryan
La Fille de Ryan (1970) fait partie des films fleuves de Lean qui avait besoin de durée moins pour développer des sagas romanesques que pour dessiner des portraits cosmogoniques. Dans un petit village irlandais au bord de falaises en 1916, Rosy se marie avec un instituteur plus âgé et peu porté par le désir (Robert Mitchum, tout de même). Elle découvre le plaisir avec un major anglais, un ennemi donc. Mais quel plaisir ! Ce ne sont pas deux corps qui s’unissent mais la nature entière qui jouit : un rayon de soleil traverse les branchages au moment de l’orgasme, un torrent afflue, le fil d’une araignée brille de mille feux. Il y a du Hemingway, qui décrit l’amour physique entre deux êtres faits l’un pour l’autre comme un tremblement de terre, dans cette scène. Plus tard, la mer rejette les armes et la dynamite qu’attendent les Irlandais. Les vagues dans un nouvel élan orgasmique rejettent corps et ferraille dans une scène stupéfiante. Mais le plaisir est de courte durée et les Anglais reprennent le précieux butin porté par l’écume. Cette scène annonce pourtant l’autre mouvement de masse du film : les Irlandais se vengent de l’infidèle Rosy en la lynchant, déchiquetant ses vêtements et cheveux dans une marée humaine. Ils font partie du paysage : aussi durs et solides que les rocs qui reçoivent les ressacs, ils survivent, rejetant les personnages les plus doux... Rosy et son mari, si compréhensif, s’éloignent dans un dernier adieu sur les falaises où seuls sont venus les accompagner le prêtre et l’idiot du village. Les plans larges ici n’ont rien de décoratif ; ils sont l’âme même du film. Les paysages agissent comme le seul témoin véritable. N’est-ce pas grâce aux traces de pas dans le sable que l’instituteur comprend l’infidélité de sa femme ? Ces mêmes pas qui au début du film mènent Rosy jusqu’à lui… Mais les traces s’effacent et la nature impériale reprend ses droits sur ce petit panier de crabes.

Paysage IV : nature humaine, selon Luis Buñuel
La rétrospective consacrée au scénariste Jean-Claude Carrière permettait de se replonger dans quelques grands films de Buñuel. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1963), le réalisateur et son scénariste adaptent le roman de Mirbeau comme Renoir quelques années plus tôt, mais pour en faire un film radicalement différent. Là où Jean Renoir filmait une lutte des classes avec une (fausse) légèreté à la Marivaux, Buñuel dénonce l’horreur de l’âme humaine avec une frontalité inégalable. Autant dire que l’humour – tant qu’il y en a – est jaune. Les paysages filmés comme des tableaux hivernaux n’ont rien d’accueillant. Dans la forêt, une petite fille est violée. Il suffit d’un plan elliptique à Buñuel pour dire l’horreur : deux escargots glissent sur une cuisse ensanglantée. Image choc qui dépasse le fait divers pour dresser un portrait de la France glaçant et moderne (on manifeste contre les métèques et le violeur s’enrichit impunément). Le dernier plan du film est d’ailleurs le seul plan de ciel du film : un éclair éclate dans la nuit comme un avertissement de Dieu – ou de ce qu’il en reste. Plus léger, Le Fantôme de la liberté (1974) dénonce les codes bourgeois. La bonne maison française devient le lieu de toutes les perversions, mais des perversions mises en scène, donc acceptables : un couple SM croise des moines joueurs et un neveu amoureux de sa tante dans l’espace étrange d’un hôtel de route. Ici quand la nature intervient, elle est domestiquée : tout commence dans un parc. Pourtant, la dernière image comme une ultime ironie de Buñuel est celle d’un étrange oiseau, un émeu qui regarde la caméra. Ce regard de l’animal au spectateur est le dernier appel du cinéaste qui plus que tout autre aura révélé l’animalité de l’homme. De quoi donner envie de fuir, là-bas fuir…

De là à retourner dans le désert avec Lawrence ou sur le fleuve thaïlandais d’Eternity, il n’y a qu’un pas : c’est loin du monde des hommes, dans la pure contemplation du paysage que le bonheur, seul, peut un instant perdurer.