Le maître-mot de cette 61e Berlinale aura sans conteste été l'hétérogénéité. Hétérogénéité des sujets et des styles mais aussi des films qui vont du très bon au médiocre. A plusieurs reprises pendant cette quinzaine, on se sera interrogé sur les critères de choix des sélectionneurs. Les très bons films étaient-ils si peu nombreux cette année, ou se réservent-ils tous pour Cannes ? Toujours est-il que pour le festivalier, la frustration le dispute à l'excitation. Car si ce n'était pas un millésime d'exception, on a malgré tout vu de bonnes choses, et une poignée de films profitent indéniablement de l'absence sérieuse de concurrence pour s'affirmer comme favoris au moment de la distribution des prix.
Asghar Farhadi et Bela Tarr bien placés
Deux longs métrages ont notamment fait forte impression sur la critique internationale, jusqu'à obtenir la note record de 3,6 étoiles (le maximum est de 4) dans le classement effectué par le quotidien 'Screen' à partir du vote de plusieurs journalistes internationaux. Il s'agit de Nader et Simin, une séparation d'Asghar Farhadi et du Cheval de Turin de Bela Tarr (voir actualité du 15 février). Le premier est iranien, ce qui peut influencer favorablement le jury : quel meilleur symbole de l'engagement en faveur de Jafar Panahi ? D'autant que sous ses dehors de drame familial, le film parle sans fard de l'Iran d'aujourd'hui.
Mais attention, le second est un concurrent de poids. Bela Tarr est un cinéaste envoûtant qui possède un véritable fan club... et Le cheval de Turin est annoncé comme son dernier film. Une oeuvre-somme qui peut être prise comme un testament, ou un ultime pied de nez. Pour les jurés, ce serait à la fois couronner une carrière magistrale et récompenser la quintessence d'un cinéma esthétique et sensoriel qui réinvente l'expérience même du cinéma. Chiche ? De toute façon, donner l'ours d'argent de la mise en scène à quelqu'un d'autre que Bela Tarr tiendrait du camouflet... à moins que le Maître n'obtienne carrément la récompense suprême.
Les oeuvres socio-politiques ont une carte à jouer
Bien sûr, le jury peut aussi partir dans une direction totalement opposée. On sait que les thématiques "lourdes", c'est-à-dire politiques, sociales ou historiques, font toujours leur petit effet. The forgiveness of blood de Joshua Marston entre dans cette catégorie (il raconte l'histoire d'un adolescent albanais contraint de vivre reclu chez lui pour éviter d'avoir à payer la dette de sang qui oppose sa famille à une autre) et a en plus l'avantage d'être maîtrisé et réussi. Sécheresse scénaristique, mise en scène nerveuse, acteurs qui sonnent justes... Le cinéaste américain indépendant cumule les bons points.
Dans cette catégorie, Yelling To The Sky de Victoria Mahoney (sorte de Precious 2), Innocent Saturday d'Alexander Mindadze (avec la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en toile de fond), Margin Call de JC Chandor (sur fond de crise financière) ou Coriolanus de Ralph Fiennes (adaptation moderne de Coriolan de Shakespeare) peuvent également avoir touché le jury. Enfin, If not us, who ? d'Andres Veiel s'attaque à l'histoire récente de l'Allemagne (l'après-guerre et la montée des idéaux révolutionnaires) sans lui donner suffisamment de souffle et de fond pour véritablement convaincre. Pourtant, il bénéficie d'un casting de choix, et August Diehl comme Lena Lauzemis pourraient être récompensés.
Intimité et histoires de couples
Dans un style plus intimiste, The future de Miranda July, même s'il a déçu les fans de la première heure, est suffisamment rafraîchissant et profond pour mériter de figurer dans un palmarès (voir actualité du 15 février). D'autant que l'on a vu pas mal de couples se séparer lors de cette compétition, et celui de The future est celui qui a à la fois le plus d'humour et de style. En revanche, Come Rain Come Shine de Lee Yoon-ki (un homme aide sa femme qui le quitte à emballer ses affaires) et A Mysterious World de Rodrigo Moreno (un homme se retrouve seul et largué lorsque sa petite amie décide de faire une pause dans leur relation) ont choisi un style non narratif et minimaliste qui réduit très largement leur portée. N'est pas Bela Tarr qui veut, et l'on s'ennuie ferme devant ces deux tentatives de capter des instants et des émotions ténues dans un quotidien banalisé.
Les histoires d'amour finissent mal en général, et en particulier dans cette compétition berlinoise, puisque deux autres films intimistes présentent des couples qui échouent à exister. Dans Lipstikka de Jonathan Sagal, deux Palestiniennes vivent une histoire d'amour intermittente, qui les conduit toutes deux à une forme de folie et de malheur. Dans Our Grand Despair de Seyfi Teoman, deux Turcs amoureux de la même femme font semblant de ne pas voir que c'est leur amour l'un pour l'autre qui s'exprime de manière détournée. Dans les deux cas, on peut imaginer un double prix d'interprétation, tant les acteurs apportent finesse et profondeur aux deux intrigues, ou alors un prix de moindre importance.
Quoi qu'il en soit, on retiendra de cette 61e compétition la difficulté des cinéastes à raconter de bonnes histoires ainsi que le pessimisme ambiant. Les couples se séparent, mais sans passion, comme si au fond tout cela leur était égal. L'avenir est compromis. La liberté est peu de chose face au destin tout tracé par la vie. Et bien sûr, l'apocalypse n'est pas loin...
C'est pourquoi le palmarès consacrera-t-il au final bien plus qu'un film ou un réalisateur. En faisant son choix, le jury optera en effet d'une certaine manière pour une vision du monde et une proposition cinématographique déterminées.