L'immensément populaire, le toujours élégant, le perpétuel fringant, l'éternel trublion Jean Rochefort a fait son ultime révérence à l'âge de 87 ans. Hospitalisé depuis près de deux mois, le facétieux troubadour, qui savait manier la légèreté aussi bien que les mots nous quittent et rejoint le Paradis cher à son ami Yves Robert.
Avec son allure de dandy et ses somptueuses bacchantes, il avait cette silhouette aristocrate, doublée d'une voix chaude, qui lui ont souvent valu des rôles de notables ou d'adulescents, de salauds ou de sympathiques. Jean Rochefort est, dans l'esprit de tous, attaché à de nombreuses comédies (la moitié de sa filmographie). Pourtant, c'est aussi dans les films d'aventures, les drames et les polars qu'il a su imposer son éclectisme.
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Avec 17 films au dessus des 2 millions d'entrées en France, il est incontestablement de la race de ces acteurs populaires qui, même s'ils ont surtout brillé durant une période (les années 1960 et 1970), ont su séduire les générations suivantes (grâce à la télévision entre autres).
De la bande de Noiret, Marielle, Cremer, Girardot et bien sûr Belmondo, Jean Rochefort avait aussi gagné le respect d'une profession, couronné par trois César (meilleur second-rôle, meilleur acteur et César d'honneur). Comme toute la bande, il a commencé en figurant, avec des petits rôles, dans l'ombre de Jean Marais et de Bébel; notamment dans des films de Cape et d'épée (Cartouche, Le Capitaine Fracasse, Le masque de fer, Angélique marquise des Anges et ses suites). En majordome dans Les Tribulations d'un Chinois en Chine, il parvient à tirer un peu la couverture à lui, en reprenant les codes rigides du domestique Nestor dans Tintin. Philippe de Broca le reprend dans Le Diable par la queue, où il incarne malicieusement un fils à maman et doux fainéant.
"J'étais obligé de beaucoup tourner pour vivre, parfois des films qui m'intéressaient peu: je les nommais mes films «avoine-foin», parce que j'étais déjà éleveur de chevaux, et il fallait que je les nourrisse, ainsi que moi-même. Angélique, cette rigolade, c'était pour les chevaux! C'est au début des années 70 que j'ai commencé à avoir de grands rôles au cinéma" a-t-il confié en 2013.
Il faut attendre sa rencontre avec Yves Robert pour le voir dans un rôle populaire plus noir. En Colonel Toulouse, il s'avère un redoutable manipulateur, froid comme un serpent, et sans affect dans Le Grand blond avec une chaussure noire. Robert en fait l'un de ses acteurs fétiches: Salut l'artiste, Le retour du grand blond, Un éléphant ça trompe énormément, Nous irons tous au Paradis, Courage, fuyons, Le château de ma mère (l'un de ses plus gros succès). Dragueur maladroit ou père de famille libertin, il montrait qu'il pouvait tout jouer, à commencer par "le bourgeois type que je représentais aux yeux des Français" comme il le disait.
Dans les années 1970, Rochefort mue et devient l'un des grands acteurs de sa générations. S'affranchissant des étiquettes, il passe ainsi de Michel Audiard à L'horloger de Saint-Paul de Bertrand Tavernier, de Patrice Leconte (années navets) au Fantôme de la liberté de Luis Bunuel. Claude Chabrol se laisse séduire par son ambivalence et le faut tourner deux fois (Les Innocents aux mains sales, Les magiciens). Bertrand Blier aime sa gueule impassible (Calmos). Mais, particularité, il est aussi l'un des rares acteurs français à tourner avec des cinéastes étrangers : Luigi Comencini (Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ?, tournage qu'il a tant détesté qu'il a refusé de faire un autre film avec le réalisateur italien), Henning Carlsen (Un divorce heureux), Ted Kotcheff (La grande cuisine), Joachim Kurz (Grandison), Giorgio Capitani (Je hais les blondes), Laszlo Szabo (Davis, Thomas et les autres), Robert Altman (Prêt-à-porter), ou encore Alejandro Agresti (Le Vent en emporte autant)... On pourrait aussi citer L'enfer de Danis Tanovic ou Les vacances de Mr. Bean de Steve Bendelack, qui résument à eux seuls les grands écarts contorsionnistes de sa filmographie. Le grand acte manqué restera sa collaboration avec Terry Gilliam. Le tournage (maudit) de The Man Who Killed Don Quixote restera inachevé à jamais. Eleveur et cavalier accompli (il sera même embauché à la télévision pour commenter les épreuves olympiques d'équitation), sa chute de cheval sonne comme une allégorie à ce film adapté de l'œuvre de Cervantes.
En 1975, Tavernier en fait un libertin cynique dans Que la fête commence. Premier César. Deux ans plus tard, Pierre Schoendoerffer le met face à Jacques Perrin, Claude Rich et Jacques Dufilho dans Le Crabe-Tambour. Deuxième César, mais cette fois-ci du meilleur acteur. Il y est "le vieux", alors qu'il n'a que 47 ans. Un commandant atteint d'un cancer chargé d'une dernière mission et rongé par une promesse qu'il n'a pas pu tenir.
Dans les années 1980, il tourne moins. Il est d'une autre époque, se glisse dans des farces ou des drames un peu datés. Patrice Leconte change de registre et tourne Tandem, où Rochefort incarne un magnifique animateur radio qui s'use à résister à l'air du temps. Une nouvelle génération de cinéastes voit en lui un grand monsieur. Ils ne se trompent pas, contrairement aux éléphants, et vont lui offrir des personnages splendides, qui vont presque anoblir sa carrière, faisant oublier ses débuts de comique-troupier. Leconte en fait d'ailleurs sa "muse", trouvant en lui un comédien qui a le même sens de la dérision, de la vanne et du tragique. Dans Le mari de la coiffeuse, Rochefort y est superbement mélo-romantique. On le revoit dans Tango, Les grands ducs (dont il ne reste que Marielle), Ridicule (exquis marquis), L'homme du train (face à Johnny). "Leconte m'a offert mes plus grands rôles" avouait-il.
De Régis Wargnier (Je suis le seigneur du château) à Philippe Lioret (Tombés du ciel) en passant par Pierre Salvadfori (Cible émouvante), il trouve des cinéastes qui font oublier ses parenthèses caustiques chez Antoine de Caunes, Etienne Chatiliez, Laurent Tirard (dans un Astérix), Edouard Baer (son fils spirituel), Alain Chabat (RRRrrrr!!!!) ou Laurent Baffie.
Cela ne l'empêche pas de tourner pour Francis Veber (Le Placard) ou Guillaume Nicloux (La clef), Samuel Benchetrit (J'ai toujours rêvé d'être un gangster) ou Philippe Le Guay (Floride). Toujours cette volonté équilibriste de ne pas s'enfermer dans une image ou un personnage. De rester digne même dans la vieillesse. De s'amuser comme un enfant même avec les cheveux grisonnants. De montrer sa face sombre pour mieux revenir dans la lumière (la série Les Boloss des belles lettres, sa dernière apparition l'an dernier, est à ce titre un monument "rochefortien", entre transmission du "classique" et adaptation au "moderne").
Si Rochefort a été si important dans notre accompagnement cinéphile, c'est bien parce qu'il pouvait être sur le petit écran familial du dimanche soir et sur le grand écran de salles art et essai, sans qu'on lui en veuille de jouer indifféremment les clowns ou les ordures. Guillaume Canet, avec Ne le dis à personne, partage avec lui son amour des chevaux. Dans l'un des derniers grands rôles de l'acteur, il y a onze ans, il en fait un homme politique véreux et meurtrier. Et ça lui va bien. Pourtant, on retiendra plutôt son incroyable incarnation d'un sculpteur qui retrouve l'inspiration au contact d'une jeune femme, durant la seconde guerre mondiale, dans L'artiste et son modèle de Fernando Trueba. Il est nommé aux Goyas comme meilleur acteur. Mais surtout il renoue avec ces personnages un peu mélancoliques, un peu intérieurs, portés par le désir et l'amour, qui lui vont si bien.
Rochefort n'a jamais pris le melon. Il préférait l'absurde. Il aimait écouter. Il savait d'où il venait. Entre le quai d'Orsay et Rambouillet, ville et campagne, diplomatie professionnelle et tranquillité personnelle, l'acteur a tracé sa vie comme il l'entendait.
Jean Rochefort s'en va au Paradis. Qui doit ressembler à la côte bretonne, avec des chevaux. "«On ne quitte pas le monde, c’est le monde qui vous quitte». Je sens la mort qui se rapproche, je le dis sans drame: l’avenir m’inquiète, pas le mien, mais celui de l’humanité. Alors je repense à ce qui m’a beaucoup plu par ici. Une promenade à cheval, le vent sur la joue. Ou encore la marée qui monte. Je suis Breton, j’aime aussi la marée qui descend."