Les années se suivent et se ressemblent. Depuis 2010, Disney a dominé le box office nord américain annuel sept fois dont les trois dernières années grâce à Pixar, Star Wars et Marvel. Cette année, on prend peu de risques à se dire que l'année terminera sur le triomphe de La Reine des neiges 2, Star Wars épisode IX ou le dernier Avengers qui surclasse tout le monde pour le moment. La domination en 2019 est indéniable: les quatre premières places du box office avec Avengers:Endgame, Le Roi Lion, Toy Story 4, Captain Marvel (et un peu plus loin Aladdin dans le Top 10. Toutes les licences du groupe cartonnent. Disney c'est 40% des recettes en salles en Amérique du nord.
Dans le monde, sept films ont dépassé le milliard de dollars de recettes, dont cinq sont distribués par le groupe. La domination est totale. Maléfique 2 s'offre même une place dans le Top 15, effaçant le semi-échec de Dumbo. Moins de sorties, mais elles cartonnent toutes ou presque.
Une entrée sur cinq est pour Disney en France
La France ne fait pas exception. Le groupe s'arroge une part de marché de 22%. Une entrée sur cinq est pour Disney. Le plus gros succès de l'année c'est Le Roi Lion. Trois des cinq plus gros succès sont des films du groupe. Ils sont 8 dans le Top 20 (tous au dessus de 2 millions d'entrées).
Ce n'est pas terminé puisque, aux USA, Star Wars est déjà le film le plus demandé pour les fêtes si on prend en compte les achats de tickets pré-réservés. Et La Reine des Neige 2 est deuxième, battant tous les records, déjà détenus par les films d'animation de Disney (remakes en "prises de vues réelles" inclus).
En rachetant Pixar, Marvel et Star Wars au prix fort, puis la Fox en début d'année, Disney n'a quasiment plus de concurrents. Enfin presque. Warner Bros a prouvé qu'elle pouvait jouer à jeu égal côté comics avec le Joker. Universal peut compter sur la franchise Jurassic Park/Jurassic World. Et Sony a Spider-Man. Mais aucun groupe n'a la panoplie de blockbusters/franchises de Disney.
10 millions d'abonnés à Disney +
En se lançant la semaine dernière sur le marché du streaming avec Disney +, elle affronte désormais Netflix sur un créneau plus familial et en voulant séduire les fans des sagas propriétaires. Fort de son catalogue et de quelques nouveautés, Disney + a annoncé hier avoir eu déjà 10 millions d'abonnés aux USA (ça reste six fois moins que Netflix sur les Etats-Unis). Le réchauffement climatique a pris cher avec une demande plus forte que prévue, qui a même provoqué un bug paralysant le système. Disney + vise de 60 à 90 millions d'abonnés d'ici cinq ans aux USA. La plateforme sera lancée en Europe fin mars.
D'un côté, on peut être admiratif de cette industrialisation du divertissement, qui conquiert toute la planète (hormis la Chine, puisque le plus gros succès n'est que 14e du box office annuel). De l'autre, on peut s'agacer d'une telle emprise de l'empire sur le cinéma.
Scorsese attaque
On a beaucoup glosé sur les propos de Martin Scorsese à propos des films Marvel. "J’ai dit que j’avais essayé d’en regarder quelques uns et qu’ils n’étaient pas pour moi, qu’ils me semblaient plus proches des parcs d’attraction que des films tels que je les ai connu et aimé au cours de ma vie, et qu’au final je ne pensais pas que c’était du cinéma." A-t-il vraiment tort? Bien sûr qu'il y a de bons films dans l'écurie Marvel (Thor: Ragnarok, Black Panther...). Or, ce qu'il dit est ceci : "Le fait que les films eux-mêmes ne m’intéressent pas relève du goût personnel et du tempérament. Je sais que si j’étais plus jeune, si j’avais grandi plus tard, je serais sans doute excité par ces films, et peut-être que j’aurais envie d’en réaliser un moi-même. Mais j’ai grandi quand j’ai grandi et j’ai développé un sens des films (ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient être) aussi éloignés de l’univers Marvel que ne peut l’être la Terre par rapport à Alpha du Centaure."
Notre culture du cinéma se forge avec les films que l'on va voir. Dans les années 1980, on pouvait mettre Le dernier empereur de Bernardo Bertolucci ou L'Ours de Jean-Jacques Annaud en couverture des magazines de cinéma. Des films comme Le nom de la rose, Out of Africa, Amadeus attiraient près de 5 millions de spectateurs (ce que peu d'adaptations de comics réussissent). Hormis Indiana Jones, les Belmondo et Star Wars, il n'y avait aucune franchises qui dépassaient les 4 millions d'entrées. Les années 1990 ont sensiblement connu le même faste pour la diversité du cinéma (y compris américain). Les cinéastes étaient les stars, voire des marques, à l'instar d'Hitchcock.
Les auteurs en perdition
Ces cinéastes n'ont pas disparu. Prenons la définition de Scorsese: "le cinéma était une histoire de révélation (révélation esthétique, émotionnelle et spirituelle). Il s’agissait de personnages, de la complexité des gens et leurs contradictions, et parfois leurs natures paradoxales, la façon dont ils peuvent se blesser et s’aimer les uns les autres et se retrouver soudainement face à eux-mêmes." On peut coller à cette définition des noms comme Pedro Almodovar, Ken Loach, Bennett Miller, Paul Thomas Anderson, Steve McQueen, Wes Anderson, Hirokazu Kore-eda, Bong Joon-ho... Mais force est de constater, qu'ils dépassent rarement les deux millions d'entrées en France et les 30M$ de recettes aux USA.
En revanche, la définition de Scorsese ne correspond en effet pas trop aux films Marvel (mais davantage à Star Wars ou aux Pixar ou même à La Reine des neiges 2), dont les relations interpersonnelles sont assez superficielles le plus souvent, toujours très chastes, et prévisibles à coup sûr. Divertir n'est pas le problème. Spielberg en a toutes les compétences. Hitchcock savait très bien le faire. Bong Joon-ho maîtrise parfaitement l'alliage entre récit, discours et formalisme sans ennuyer le spectateur.
"60 ou 70 ans plus tard, on regarde toujours ses films en s’émerveillant. Mais est-ce qu’on y retourne pour les frissons et les chocs ? Je ne le pense pas. Les décors de La Mort aux trousses sont incroyables, mais ils ne seraient qu’une succession de compositions dynamiques et élégantes et de coupes sans les émotions douloureuses qui sont au centre de l’histoire ou l’absolu perdition du personnage de Cary Grant" explique Scorsese. Ce qui pose la question: Marvel sera-t-il regardable dans vingt, trente ans? Ce n'est pas l'objectif. Disney fabrique une machine à rêves, et les réinventent au gré des époques et des technologies (confère Le Roi Lion, double triomphe à 25 ans d'intervalle dans deux formats).
Prêt à la consommation
"Beaucoup des éléments qui définissent le cinéma tel que je le connais se retrouvent dans les films Marvel. Ce qu’on n’y trouve pas, c’est la révélation, le mystère, ou un véritable danger émotionnel. Rien n’est en danger. Les films sont faits pour satisfaire des demandes bien précises, et ils sont conçus comme des variations autour d’un nombre de thèmes fini. On appelle ça des suites, mais en réalité ce sont des remake, et tout ce qu’il y a dedans a été officiellement autorisé parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est la nature d’un film de franchise moderne : études de marché, tests auprès du public, validations, modifications, nouvelles validations, et nouvelles modifications jusqu’à ce que ce soit prêt à être consommé" explique le réalisateur de Taxi Driver.
On est alors loin d'une expérience inattendue, d'une histoire que le cinéma va "grandir", d'un style singulier qui peut nous émerveiller. Ce que pointe Scorsese c'est l'uniformisation. "Pourquoi ne pas laisser les films de super-héros et les autres films de franchise tranquille ? La raison est simple. Dans beaucoup d’endroits dans ce pays et autour du monde, les films de franchise sont désormais le choix principal quand vous choisissez d’aller voir quelque chose sur grand écran. C’est un temps périlleux pour l’expérience cinéma, et il y a de moins en moins de salles indépendantes. L’équation s’est retournée et le streaming est devenu le premier canal de distribution. Cela dit, je ne connais pas un réalisateur qui ne veut pas créer des films pour le grand écran, qui soient projetés en salle devant un public."
La série, nouveau territoire des auteurs
Son dernier film, The Irishman, n'a été rendu possible que grâce à l'argent de Netflix. Il ne sera pas forcément vu en salles. Tous les films d'auteurs accusent une baisse de fréquentation régulière depuis des années. On parle davantage des séries que des films, à l'exception de quelques phénomènes ou dans le contexte d'une actualité chaude. Mais finalement, nos esprits, notre culture, notre vision du monde et des gens, se construisent avec des films spectaculaire, coûteux, dont on connait la fin, et avec des séries, bien plus audacieuses, plus riches, plus imprévisibles, qui, d'ailleurs, attirent de plus en plus d'auteurs et de réalisateurs.
"Certaines personnes dans ce business sont totalement indifférents à la question de l’art et à la prise en compte de l’histoire du cinéma, ce qui est à la fois dédaigneux et confiscatoire : une combinaison létale. La situation, malheureusement, c’est ce que nous avons maintenant deux champs séparés distinctement : d’un côté le divertissement audiovisuel mondial, de l’autre le cinéma. Ils se croisent encore de temps en temps, mais ça devient de plus en plus rare. Et je crains que la domination financière de l’un est utilisée pour marginaliser et même rabaisser l’existence de l’autre" rappelle le cinéaste.
La détestation du risque
Il est inquiétant que The Irishman n'ait pas trouvé de studio et de distributeur en salles, pas même la Warner capable de signer un chèque pour n'importe quel Eastwood et un chèque en blanc pour n'importe quel Nolan. The Irishman était trop long, trop cher. Difficile à rentabiliser car , "peu importe avec qui vous faites vos films, le fait est que les écrans de la plupart des multiplexes sont occupés par les films de franchise" explique Scorsese. La "disparition du risque" et celle de l'artiste devraient nous inquiéter.
Car Disney, aussi imposant soit son succès, n'est pas à l'abri des attaques. Les récents déboires sur Star Wars - les réalisateurs de Solo évincés en plein tournage, les auteurs de Game of Thrones qui quittent le navire... -, les échecs de la Fox - X-Men notamment - et les tergiversations autour de Spider-Man - le studio, trop gourmand, a failli laisser lui échapper le super-héros pour ses franchises Marvel - montrent que le Royaume n'est pas invincible. Mais aussi que la machinerie peut se gripper au contact des artistes et des visionnaires. C'est un peu la parabole de Le Mans 66 quand les cadres dirigeants de Ford veulent imposer leur système industriel à la "start-up" ingénieuse et inventive de Carroll Shelby qui sait que, sans prise de risques et sans un pilote génial, on ne gagne pas une course. (Nota bene: le film produit par la Fox est distribué par... Disney).
A cela s'ajoute des retours dubitatifs sur certaines productions. La version en prises de vues réelles de La Belle et le Clochard (pour Disney +) n'a pas séduit la critique américaine. Et la série Le Mandalorian ne les a pas plus convaincus. Mais ces deux "produits" suffisent à séduire pour attirer des millions de foyers sur la plateforme. Et Disney produit de bons films, parmi les plus attendus chaque année. Ce désir de cinéma "populaire" n'est pas négligeable, alors que jeux vidéos et séries TV prennent de plus en plus de temps dans la consommation de produits culturels. C'est ce qui explique les synergies/convergences dans les contenus (une marque déjà connue est plus facile à vendre) et une démultiplication des supports (streaming, salles, etc...). La belle facture de La Reine des Neiges 2 le prouve encore. Le savoir-faire du groupe est indéniable et ses succès démontrent qu'il a opté pour la bonne stratégie. Pour combien de temps?